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Construire un monde désirable grâce à des manufactures publiques garantissant l’accès aux biens essentiels

L’automatisation de la production et la concentration progressive des moyens de production risquent d’accentuer les inégalités et d’appauvrir une partie croissante de la population. Pour préserver un avenir désirable, il faut anticiper une nouvelle forme de redistribution fondée sur la propriété collective d’entreprises publiques modernes : les manufactures. Ces manufactures opéreraient dans les secteurs essentiels — alimentation, logement, habillement, énergie, eau, transports, santé, services.

L’automatisation de la production, la robotisation et l’essor de l’intelligence artificielle transforment profondément notre économie. Ces technologies peuvent libérer du temps, améliorer le confort de vie et augmenter la productivité, mais elles comportent aussi un risque majeur : la concentration du capital dans les mains de quelques grands acteurs, pendant que la majorité de la population perdrait une partie de ses revenus issus du travail. Si nous n’anticipons pas cette transition, une société profondément inégalitaire pourrait émerger. Une minorité détiendrait les moyens de production automatisés tandis que le reste des citoyens dépendrait d’aides publiques insuffisantes, d’emplois précaires ou de biens essentiels devenus trop chers. Pour éviter ce scénario dystopique, il est nécessaire d’imaginer une nouvelle forme de redistribution adaptée au monde automatisé.

Je propose de développer une politique ambitieuse de “manufactures publiques”. Il s’agirait d’entreprises détenues collectivement, capables de produire des biens essentiels à prix maîtrisés et d’assurer à chacun un accès garanti à ce qui est indispensable à la dignité : se loger, se nourrir, se déplacer, s’habiller, se soigner, accéder à l’énergie, à l’eau et aux services numériques de base. L’objectif n’est pas de remplacer l’économie privée ni de brider l’innovation, mais de créer un socle de sécurité matérielle sur lequel tous les citoyens peuvent s’appuyer. Ces manufactures seraient conçues comme des organisations modernes, utilisant pleinement les technologies d’automatisation tout en réinvestissant la totalité de leurs bénéfices dans l’amélioration de la production, dans la baisse des prix ou dans une redistribution directe au bénéfice de la population.

Dans l’alimentation, les manufactures agricoles ou agroalimentaires pourraient assurer la production de produits de base de manière stable et durable. Dans le logement, elles contribueraient à produire des matériaux bas carbone, à construire des logements accessibles ou à massifier la rénovation énergétique. Pour l’énergie, elles renforceraient la souveraineté nationale en produisant des équipements stratégiques comme les panneaux solaires, les batteries ou les réseaux intelligents. La gestion de l’eau pourrait redevenir intégralement publique pour garantir un accès égal sur tout le territoire. Les transports bénéficieraient de manufactures capables de produire des véhicules publics partagés, des bus, des trains régionaux ou des vélos en libre-service. Dans la santé, une production publique de médicaments essentiels ou de matériel médical renforcerait notre indépendance face aux crises. Enfin, le numérique — devenu indispensable — pourrait s’appuyer sur un cloud public, des logiciels souverains ou des IA au service des citoyens, afin d’éviter que ces infrastructures critiques ne deviennent des monopoles privés.

Ce modèle ne vise pas à affaiblir l’initiative individuelle. Au contraire, il stabilise l’environnement économique en garantissant à la population un accès minimal et sécurisé aux biens essentiels. Les entreprises privées restent libres d’innover, de proposer des produits à plus forte valeur ajoutée et de développer des activités spécialisées. Mais grâce à l’existence d’un secteur public productif, la société dans son ensemble est protégée contre les abus de position dominante, les hausses de prix injustifiées et la dépendance à des multinationales étrangères. Les manufactures deviennent ainsi un filet de sécurité structurel, qui garantit une cohésion sociale durable.

Ce dispositif ouvre également la voie à un nouveau modèle de redistribution : non plus seulement monétaire, mais fondé sur le partage collectif de la valeur produite par les technologies modernes. Lorsque les machines, les algorithmes ou la robotisation créent davantage de richesse que le travail humain, il est légitime que cette richesse profite à l’ensemble de la société. Les manufactures publiques permettent de socialiser une partie des gains de productivité : par des prix bas, par des dividendes sociaux ou par le financement de services publics renforcés.

La création de manufactures est un projet profondément progressiste : sécuriser l’avenir commun, prévenir l’apparition d’une société d’exclusion automatisée et garantir que les fruits du progrès technologique soient partagés équitablement. Les manufactures publiques modernisent l’héritage de la Sécurité sociale : elles constituent un outil collectif pour organiser la solidarité, réduire les inégalités et faire de l’automatisation une chance plutôt qu’une menace.

Paul-Henri CATTEAU