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Pour une Europe numérique souveraine

La souveraineté numérique est aujourd’hui l’un des défis politiques les plus urgents pour l’Union européenne. La grande majorité des services utilisés au quotidien par les citoyens, les administrations et les entreprises repose sur des infrastructures ou des logiciels développés par des multinationales américaines. Cette dépendance pose un problème immédiat : en vertu de l’extraterritorialité du droit américain, toutes les données stockées ou traitées par ces entreprises peuvent potentiellement être accessibles aux autorités des États-Unis, même si les serveurs sont situés en Europe. Cela concerne aussi bien les courriels privés que les échanges professionnels, les secrets industriels, les données de santé ou les stratégies économiques.

Confier à des acteurs extérieurs les outils qui permettent de communiquer, de produire, de gérer des organisations ou de collaborer revient à dépendre de compétiteurs qui n’ont aucun intérêt à garantir notre autonomie. Cette situation fragilise autant notre économie que notre démocratie. Elle expose aussi nos entreprises et nos institutions à des politiques tarifaires, à des changements arbitraires de conditions d’utilisation et à des décisions unilatérales prises hors d’Europe.

Pour garantir notre indépendance, il devient crucial de construire des outils publics, libres et sécurisés dans tous les domaines clés de l’informatique. L’exemple de Linux montre qu’un système ouvert, non marchandisé et développé collectivement peut devenir une référence mondiale. Cette réussite doit être étendue à l’ensemble des outils numériques indispensables : les systèmes d’exploitation des ordinateurs et des smartphones, les suites bureautiques utilisées dans l’enseignement ou dans les administrations, les messageries sécurisées pour les particuliers comme pour les entreprises, les plateformes de gestion de production, les logiciels de gestion de la relation client, la gestion des ressources humaines, les outils de visioconférence, les environnements de montage vidéo ou de création multimédia, ainsi que les systèmes de projet qui structurent la vie des organisations modernes.

Un tel chantier dépasserait les capacités d’un seul pays. Il exige une coopération européenne forte, capable de répartir les efforts de développement en fonction des expertises techniques et industrielles de chaque État membre. Cette dynamique peut s’ouvrir à d’autres régions du monde, notamment aux pays en développement qui n’ont pas les moyens d’acquérir des licences coûteuses et qui seraient les premiers bénéficiaires d’outils libres, fiables et pérennes. Une telle coopération renforcerait la présence européenne sur la scène internationale et créerait un espace numérique global fondé sur la transparence, l’accessibilité et la sécurité.

Construire une suite complète d’outils numériques publics, interopérables, ouverts et respectueux de la vie privée, c’est affirmer que les infrastructures numériques doivent être considérées comme des biens communs. C’est aussi inscrire l’Europe dans une démarche de long terme, qui combine innovation technologique, protection des droits fondamentaux et indépendance stratégique. En développant nos propres outils, nous cessons de dépendre de technologies qui ne reflètent ni nos valeurs ni nos besoins, et nous devenons capables d’offrir au monde une alternative humaniste aux modèles actuels.

Dans un scénario réaliste portant sur environ 2,5 millions de postes publics, la France pourrait économiser près de 4,5 milliards d’euros sur dix ans en remplaçant progressivement les licences numériques étrangères par une suite d’outils souverains, libres et mutualisés. Aujourd’hui, le coût cumulé des licences propriétaires représente environ 6 milliards d’euros sur une décennie. En investissant dans une migration planifiée, un développement initial évalué à environ 500 millions d’euros et des coûts de maintenance annualisés nettement inférieurs à ceux des licences commerciales, la facture totale tomberait à environ 1,5 milliard d’euros. L’économie dégagée provient donc principalement de la disparition des abonnements récurrents et du contrôle direct des outils essentiels, dont la durée de vie est bien plus longue qu’un cycle de licence classique.

Au-delà de l’économie budgétaire, cette transition renforce la souveraineté numérique du pays en réduisant la dépendance aux éditeurs soumis à une législation extraterritoriale. Mutualisée au niveau européen, une telle démarche amplifierait encore les gains tout en créant un écosystème technologique durable, interopérable et sécurisé. Cette stratégie est réaliste, atteignable en plusieurs phases, et permettrait à la fois de réduire les dépenses publiques et de consolider l’indépendance technologique de la France sur le long terme.

Calculs

Objectif : remplacer 2 500 000 postes (grand périmètre public + services partagés).

Hypothèses : 2 500 000 postes ; licence 240 €/an ; migration 100 €/poste ; dev initial 500 M€ ; ops annuels 75 M€.

• Coût licences (10 ans) = 2 500 000 × 240 × 10 = 6 000 M€.

• Coût remplacement = 100×2 500 000 + 500 M€ + (75 M€×10) = 1 500 M€.

• Économie sur 10 ans = 6 000 − 1 500 = 4 500 M€ (soit ~450 M€/an).

Paul-Henri CATTEAU